Après le kitsch, un court point sur une notion également difficile à cerner et à définir mais passionnante à creuser et à prendre en compte : le grotesque.
On parle d'abord, non du grotesque comme registre, mais des grotesques : figures ornementales des monuments antiques mises au jour en Italie par les fouilles de la Renaissance, donc retrouvées dans des grottes, et représentant des sujets fantastiques, des compositions capricieuses figurant des personnages, des animaux, des plantes étranges. C'est à l'instar de ces découvertes qu'à partir du XIVè siècle certains artistes pratiquent le genre et se mettent à peindre ou dessiner des grotesques : c'est le cas de Vinci ou de Raphaël.
Leonard de Vinci, Figures grotesques, vers 1500 : la première ferait une nourrice intéressante, non ?
Le terme désigne alors des oeuvres représentant des formes, des personnages bizarres. Les traits sont accusés et déformés, caricaturaux, les visages et les formes sont pris dans une esthétique du difforme, du laid, du menaçant de l'inquiétant.
Le grotesque devient ainsi un univers qui renvoie au souterrain, à l'obscur voire au diabolique.
Le grotesque devient ainsi un univers qui renvoie au souterrain, à l'obscur voire au diabolique.
En tant que registre, si le grotesque est une catégorie du comique, il en est une forme particulière : grinçante, corrosive, le grotesque questionne les valeurs reçues comme la beauté , la vérité, le bon goût. Contrairement au sublime, il accuse la réalité, en dévoile le visage sordide et inquiétant plutôt qu'il ne la magnifie. Le bouffon est grotesque.
Ainsi dans l'histoire de l'art, toute une ligne souterraine relie des artistes qui ont exploré ce pouvoir corrosif du grotesque notamment pour dénoncer rageusement la face moins reluisante de la nature humaine et protester contre le mensonge de la sublimation esthétique. Voir le livre d'Umberto Eco, Histoire de la laideur.
Ainsi, on peut mettre au jour une contre-histoire de l'art, qui relierait Breughel à Georg Grosz ou Otto Dix :
Pieter Brueghel l'Ancien, L'Adoration des mages, 1564
Georg Grosz, Les Piliers de la société, 1926
Dans l'histoire du théâtre, le grotesque a longtemps été évacué de la scène française, car jugé inconvenant, impur, de mauvais goût. Un des principes de la théorie classique des genres est de séparer nettement tragique et comique, et de préserver la pureté du premier en le désinfectant de tout grotesque possible.
Il faut attendre le drame romantique et Victor Hugo dans sa préface de Cromwell (1827) pour que le grotesque retrouve droit de cité sur les scènes : le drame est précisément ce qui peut accueillir et le tragique le plus pur et le plus sublime et le comique le plus farcesque et le plus bouffon, Ruy Blas et Don César (dans Ruy Blas).
Le modèle d'Hugo, son dieu, dans cette réhabilitation du grotesque et du bouffon non seulement comme envers mais comme contrepoint indispensable du sublime ?
Shakespeare...
Extrait de ce texte fameux :
"la muse moderne verra les choses d'un coup d'œil plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans la création n'est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l'artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue, du créateur ; si c'est à l'homme à rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si l'art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l'homme, la vie, la création ; si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son ressort ; si, enfin, c'est le moyen d'être harmonieux que d'être incomplet. {La poésie} se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l'ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d'autres termes, le corps à l'âme, la bête à l'esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient.
{...}
Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d'une part, il crée le difforme et l'horrible ; de l'autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C'est lui qui sème à pleines mains dans l'air, dans l'eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d'êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c'est lui qui fait tourner dans l'ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris. C'est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l'enfer chrétien ces hideuses figures qu'évoquera l'âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple de ces formes ridicules au milieu desquelles se jouera Callot, le Michel-Ange burlesque. Si du monde idéal il passe au monde réel, il y déroule d'intarissables parodies de l'humanité. Ce sont des créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de l'homme, types tout à fait inconnus à la grave antiquité, et sortis pourtant de la classique Italie. C'est lui enfin qui, colorant tour à tour le même drame de l'imagination du midi et de l'imagination du nord, fait gambader Sganarelle autour dedon Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust.
{...}
Le moment est venu où l'équilibre entre les deux principes {le grotesque et le sublime} va s'établir. Un homme, un poëte roi, poeta soverano, comme Dante le dit d'Homère, va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de cette flamme jaillit Shakespeare.
Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c'est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle."
J'ai jeté un oeil (de boeuf ) sur votre blog et je vous invite à voir celui d'Alain Boulanger ( quelques images qui illustreront votre propos ) sur alainboulanger.skynetblogs.be/
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