vendredi 10 juin 2011

La notice pédagogique

Notice pédagogique

TL1 2010 2011

Materia incognita

« Les acteurs sont des peintres. Et les peintres entrent en scène. »

« Paroles et gestes sont jetés, dépensés, matériels, livrés, spectaculaires, en face.

L'acteur parle dans une lutte de couleurs. »

Valère Novarina, « Le débat avec l'espace », Devant la parole.


Le groupe compte 17 filles – et l'absence exceptionnelle de garçons est d'emblée une contrainte dont nous entendons jouer sans tricher.

D'emblée aussi, il est décidé d'inventer une forme qui puisse intégrer les trois univers au programme : concevoir ensemble non pas un bout à bout de scènes prélevées ici et là, mais élaborer puis tenir résolument des partis pris dramaturgiques qui autorisent les univers à se combiner sur le plateau et, pourquoi pas à s'éclairer mutuellement.

Au départ, trois intuitions.

Qu'il faut, d'abord, partir du plateau, et sur le plateau, de la langue et de l'expérience théâtrale singulières proposées par le texte de Novarina. Partir à blanc : la théâtralité de Novarina, si radicale et si déconcertante pour les élèves au premier abord, opère comme une tabula rasa que nous décidons d'affronter à bras le corps. Avant d'en étudier les attendus théoriques en cours, nous choisissons de jeter les 17 filles à corps perdus sur le plateau sans préparation spécifique en faisant confiance à un savoir secret du corps et aux trouvailles de l'innocence. L'idée est de traiter L'Acte inconnu comme un matériau ludique – une materia incognita.

Ensuite, l'intuition que la peinture pourrait avoir utilement son mot à dire : non seulement, Novarina est peintre et participe de la réalisation de ses scénographies, mais la peinture pourrait contraindre efficacement les apprenties à entrer de plain-pied dans une logique et une dynamique du corps, dans une pratique « brute », matiériste, susceptible de court-circuiter les réflexes dont nous pressentons l'effet inhibiteur : volonté de comprendre, de saisir une signification, habitude de chercher à se raccrocher à une logique narrative, à vouloir composer un personnage, à « psychologiser »... toutes habitudes auxquelles nous savons que Novarina oblige à renoncer, qu'il contraint à désapprendre. L'initiative est donc cédée aux corps parlant et peignant, au corps impliqué dans une physicalité joyeuse : le protagoniste, c'est le personnage du corps ; le récit, c'est l'aventure que lui fait vivre son exploration de la matière picturale et textuelle.

Ainsi est posé le fil dramaturgique conducteur du travail : muées en « ouvrières du drame », les 17 élèves partiront de rien, d'une boîte noire – le plateau de la salle de pratique encadré de rideaux noirs –, de bassines remplies de peinture et d'une toile blanche posée au sol, pour faire advenir tout un petit monde de théâtre, et, plus concrètement, préparer le terrain aux extraits de l'Agamemnon d'Eschyle que nous entendons présenter. Le verbe novarinien détermine d'abord des trajectoires, commande des gestes, enjoint aux corps des mouvements qui deviennent tracés, couleurs, empreintes et composent dans l'instant une toile. La toile peinte une fois relevée et tendue figure ensuite le « décor » d'une autre théâtralité, celle commandée par la tragédie eschylienne, qui s'invite à son tour sur le plateau, par irruptions successives.

La troisième intuition concerne Corneille : parce que nous avons proposé il y a deux ans un travail appuyé essentiellement sur les chassés croisés amoureux des jeunes gens et la magie illusionniste d'Alcandre, l'on décide au contraire de ne retenir de L'Illusion comique que le personnage de Matamore. D'abord parce que, lui « qui n'a d'être que dans l'imagination, inventé exprès pour faire rire, et dont il ne se trouve point d'original parmi les hommes », relève aussi d'une théâtralité ludique du corps exultant et parlant, qui entre en écho avec celle de Novarina et puise à des sources communes, notamment celle de la Commedia dell'arte. Ensuite parce que « c'est un capitan qui soutient assez son caractère de fanfaron » et qu'à ce titre il peut aussi bien figurer une sorte de double grotesque d'Agamemnon. Notre Matamore surgit donc dans la représentation à la marge, histrion en contrepoint, invité surprise venu faire son numéro et disparaître aussi vite qu'il est apparu. Il figure opportunément l'Agamemnon qui nous manque : décidé à ne pas esquiver la contrainte d'une distribution monosexuée, nous convenons de ne retenir de la pièce d'Eschyle que des partitions de femmes. Le récit du retour tragique du guerrier sera pris en charge par les seules voix de Clytemnestre et de Cassandre, qui sont d'ailleurs à coup sûr les figures les plus marquantes de la pièce : Agamemnon, c'est moins la tragédie de la guerre que font les hommes que la tragédie de ce que la guerre fait aux femmes. Nous décidons aussi d'exclure la question du choeur – ou plutôt de la déplacer : le choeur ici est plutôt celui des « ouvrières du drame » qui prennent en charge, conduisent et régissent à vue l'ensemble de la représentation.

Evidemment, l'ensemble de ces partis pris commande aux élèves un engagement, une énergie et une entente collective singuliers : le travail se construit à vue, sans coulisses, tout s'enchaîne et s'entremêle sans solution de continuité. Elles ont tout du long et simultanément en charge d'être à la fois comédiennes, régisseuses, techniciennes, peintres. Ce que donne à voir la forme élaborée, c'est avant tout l'apprentie actrice au travail, l'élaboration concertée et collective d'une forme. Chaque élève a donc pris en charge un travail de fond, initié en cours et poursuivi en autonomie, sur les écritures des trois auteurs : du vers libre de la traduction de Mnouchkine à l'alexandrin cornélien en passant par la loghorrée néologique de Novarina, l'on exige d'elles à la fois la rigueur de la diction, l'assimilation de la rythmique et de la respiration propres à chaque auteur – et l'appropriation de la pensée et des sentiments des personnages chez Eschyle.

Elles doivent ainsi sauter d'une théâtralité l'autre, sans transition ou presque – et notamment assurer le passage d'un type de jeu à un autre. Autant le théâtre de Novarina commande un jeu extraverti, excessif, imaginatif, frontal, où le texte est jeté, proféré, lancé comme une matière, où la pensée est court-circuitée par le rythme allegro des entrées et des sorties, autant Eschyle réclame le travail d'une composition de personnage, une intériorisation de la situation et de ses enjeux dramatiques, exige de penser ce que l'on dit, de ramener à soi, de donner poids et densité à la parole. Pour cinq d'entre elles, il a fallu aussi se risquer à l'exubérance comique de Matamore, inspirée du jeu masqué.

Toutes, par ailleurs, sont amenées à se tenir en réserve du plateau, mais à vue. Elles doivent donc s'astreindre à la rigueur de l'écoute du partenaire au travail ou assumer la co-présence sur le plateau d'autres corps en arrière-plan. Il s'agit finalement pour chacune de replacer sa partition, qu'elle soit parlée, muette ou picturale dans la partition d'ensemble et au service de la forme créée collectivement.

Les élèves ont été enfin incitées à prendre la part la plus active dans le processus de travail et de création et à faire preuve de la plus grande autonomie :

le journal de bord, grâce au blog projet.homere.blogspot.com, est entièrement de leur composition - hormis les contributions du « coin du prof » ou celles, techniques, destinées au jury ;

le travail de montage des trois textes et la distribution ont été faits avec leur collaboration et en tenant compte de leurs désirs ;

les lés de tissus des toiles destinées à être peintes ont été assemblées par des élèves ;

les costumes et maquillages pour les épisodes d'Agamemnon ont été réfléchis, conçus et réalisés par leur soin exclusif.

Les élèves ont aussi et enfin accumulé une expérience de spectatrice en allant voir 9 spectacles cette saison, dont voici la liste :


Les Chaises Ionesco/Bondy mer 6 oct Nanterre

Pacifique* Martin-Gousset jeu 14 oct L'/Louvrais

La servante Zerline* Broch/Beaunesne jeu 25 nov L'/Louvrais

Klaxon, trompettes et pérarades Fo/Prin mer 8 déc Nanterre

Ithaque Strauss/Martinelli mer 19 jan Nanterre

Dealing with Clair* Crimp/Maurice jeu 3 mars Sartrouville

La maison de poupée* Ibsen/Veronese jeu 31 mars Sartrouville

La face cachée de la lune R Lepage ven 29 avril Sartrouville

Fin de partida Beckett/Lupa merc 18 mai Nanterre

* Rencontre avec l'équipe artistique à l'issue de la représentation


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