En songeant à la boîte noire de Cassandre, ce que nous allons y peindre, et la manière dont il nous faudrait procéder, une chose m'est revenue en tête (je ne sais pas si nous l'avions déjà évoqué, peut être implicitement). Notre voyante à matelots est traversée par des émotions, des messages, des images qu'elle ne contrôle pas, qui émanent du plus profond d'elle même ou qui lui sont tout à fait étrangères, mais cela sort, jaillit de son corps, le traverse, et le message prophétique est projeté, comme vomi. D'une certaine manière, traduire un message divin et opaque physiquement, et dans notre cas, avec de la peinture, m'a fait penser à la peinture automatique.
Elle émane du courant surréaliste, qui revient souvent dans notre travail. André Breton définit le Surréalisme comme une "dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale [...] et repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui". Nous ne sommes pas loin du monde de l'Inconscient, des choses sales qu'on a en nous, de ces évènements qui nous dépassent et émergent de nous. Ici la définition générale de ce courant artistique très étendu (qui est valable pour l'écriture, la peinture -avec Dali notamment-, la photo, et le cinéma -preuve en est du Chien andalous) rejoint notre démarche, en ce qui concerne la peinture.
Cassandre "récite" ce qu'Apollon, son bourreau, semble lui chuchoter à l'oreille (cela pourrait se rapprocher de cette "réalité supérieure" dont parle Breton), et sa bouche "crache" la prophétie (nous avions parlé du crachat, pour que l'une de nous crache de la peinture sur la toile). Sa transe est bien entendue psychique, elle est assaillie par la vision des enfants "portants à pleines mains leur propre chair", mais cette transe est, comme nous l'avons expérimenté sur le plateau,
physique (elle "tournoie") et assez synesthésique. Comment traduire cette pensée divine, ce message divinatoire, cette violence des images , en quelque chose de visible, de palpable ?
Notre solution, nous l'avons trouvé, mais elle peut encore évoluer : cette peinture (jaune et blanche) qui vient souiller la toile noire, en jets, en giclées, en traits vifs, en gouttes,
tout un entremêlement de touches tourmentées, qui anticipent sur le trouble, le bouleversement de notre Cassandre, qui ne nous disent rien de représentatif (pas de bébés rôtis dessinés clairement) mais qui parlent à l'imaginaire, et disent quelque chose du sang, du coup de poignard, du massacre de Troie. L'image s'imprimera sur la rétine du spectateur, obsédante, et lui restera en mémoire de manière inconfortable, comme le message urgent de Cassandre que personne ne comprend.
Pistes de mouvements pour le Novarina lorsque nous peindrons : amples, dansées, saccadés, qui pourraient créer des jets de peintures expressifs et tourmentés. Nous pouvons nous inspirer de l'univers pictural novarinien que nous commençons à bien connaître, à travers sa scénographie (nous l'avons presque toutes vu dans le Vrai Sang, et dans la captation de L'Acte Inconnu), mais aussi celle de Pollock, que M.Dieudonné souligne fréquemment et qui sont source d'inspiration pour nous. J'ai trouvé quelques tableaux de George Matthieu qui sont très intéressantes pour nous.
Louches ivresses
George Matthieu
On dirait une qui est peinte ici, une croûte cicatrisée qui s'ouvre de nouveau. Une superposition de trait droit, épais et pleins, puis ce rouge fou qui se jette par dessus. Ce mouvement de la peint
ure me fait penser à ce premier de constatation abasourdie de Cassandre, puis ce délire qui monte en elle et explose.
Passé Fantôme - George Matthieu
Beaucoup plus sombre et viscéral, on a tout de suite des images de cr
imes, de boucherie en tête. Ce rouge et ce noir nous touchent, observateurs. Cela me fait penser à la "terreur dégoulinante de sang" de Jane, cela blesse les yeux, une impression de malaise très forte.
Jackson Pollock - Untitled 1942-44
J'aime bien cette toile de Pollock, un peu différente de ses autres toiles très touffues et opaques. Ici la couleur est là, c'est plus vivant, et on sent les différents mouvements qui habitent la toile, des traits amples, des giclées, des gribouillages... Ce qui est troublant ce sont ces bouts de visages
qui émergent de ce magma organique de couleur, comme des restes humains au milieu de la pâture.
Danse de l'espace avant la tempête - Karel Appel (1959)
Une toile de l'un des artistes du mouvement Cobra, c'est étrange comme le titre de la toile me fait penser à notre étape de travail. La tempête, c'est un peu ce qui se passe dans la tête de Cassandre, c'est le bouleversement dans le royaume d'Argos, c'est ce qui gronde. Et le travail dans le Novarina est une sorte de sas avant ce trouble, ce cataclysme, une préparation et une "installation" du drame. Or nous travaillons avec l'espace, c'est notre matériau, et nos trajectoires, notre gestuelle, sont une sorte de danse. Cette toile possède des choses que l'on peut piller, il y a ces grandes étendues noires (qui peuvent être reproduites dans la couleur voulue en se roulant sur la toile noire), ces lignes qui se rejoignent et font des noeuds ensembles, ces traces qui peuvent être faites par une main, rapidement et de manière vive, instantanée...
Quelques exemples d'abstraction lyrique, dont la réalisation semble beaucoup plus apaisée que les toiles précédentes, donc moins intéressantes pour nous du point de vue de la réalisation, mais l'univers vaporeux et trouble n'est pas sans nous rappeler la peinture romantique, et l'expression d'un mal être, d'une tourmente...
Synchromie en rouge - André Rouquet
Une toile de Jean Miotte