mercredi 8 décembre 2010

Analyse de théâtre - Klaxon, trompettes et pétarades Fo/Prin/Nanterre

Nous sommes assis, face à une scène déjà très vivante, bien qu’inanimée. Entre le bloc opératoire, l’appartement, les multiples dressings, la salle à manger, la chambre d’hôpital, l’espace cinéma. On ne s’ennuie pas. Tout est déjà à vue et l’on s’amuse à deviner à quoi chaque élément de cette scénographie rocambolesque renvoie dans la pièce. Nous connaissons la pièce et ses thèmes principaux, les grandes lignes de sa dénonciation, de son militantisme. Le « décor » présent fait penser à de la viande crue, tout est exposé et donné au spectateur avant même que celui-ci ne puisse le comprendre, tout est à vue, sans rideau rouge ni emballage conventionnel. C’est d’ailleurs ce que dit le metteur en scène, que comprendre Dario Fo c’est voir tout à l’ouvrage, sans masquer le grotesque ou le ridicule de l’acteur, c’est se laisser jeter dans l’arène. Alors quels sont les partis pris de Marc Prin qui visent à tout révéler, sans formes et conventions, afin de mieux servir la dénonciation de Dario Fo ?

Le parti pris du grotesque, de l’exagération, du rentre dedans dévoile bien des aspects de la pièce, mais aussi et surtout de la société actuelle. Ici, rien n’est suggéré, tout est dit clairement, crûment, aussi bien dans le texte théâtral traduit de l’italien que dans le jeu à proprement dit. Tout est « cash » comme on dit. On est à l’hôpital, les portes sont vertes et indiquent « Bloc opératoire » ou encore « Chirurgie maxilo-faciale » tout ça accompagné de bruitages hospitaliers. Chaque détail est maximisé afin de renforcer l’idée principale, le blessé est entièrement détruit, pulvérisé, son bandage est plus blanc que blanc, intégral au possible, le lit dans lequel il est allongé est affublé d’un attirail interminable et gigantesque. Même la chaise accentue l’aspect médical puisque bien que cela ne serve en l’occurrence à rien elle possède un pot en dessous. Rien n’est laissé au hasard, tout participe à l’ensemble rocambolesque. Encore plus impressionnant le fameux appareil visant à faire manger le malade ressemble cruellement à un appareil de torture, haut d’un mètre et très complexe, le metteur en scène ne lésine pas sur les moyens pour tout exagérer. Toujours dans l’univers médical la médecin en chirurgie faciale est masquée de pommettes qui la défigurent, elle est une espèce de bimbo sexy, une allumeuse toujours à moitié dénudée. Autant l’univers médical est accentué et disproportionné, en effet on se demande comment un homme détruit au possible comme l’est Agnelli ici peut survivre d’une part et retrouver toutes ses fonctions d’autre part, mais l’exagération sur le docteur en chirurgie plastique révèle une critique de l’apparence. Cette critique est justement proposée par la pièce de Dario Fo mais surtout mise en scène par Marc Prin puisqu’il sacrifie toute espèce d’apparence arrangée, botoxée, rajeunie. Il choisit de tout mettre à jour, de tout écorcher, de tout montrer dans la plus simple vérité. Au travers de ce masque et de ce sex-appeal dont est affublée la « médecin » il révèle à quel point l’apparence dont les gens se parent les pourrit, les rend faux et laids. En l’occurrence, si l’on est habillé comme un médecin, alors on est médecin, il dénonce cette société dont l’habit fait le moine. À quel point finalement, notre société actuelle prônant la beauté corporelle et la perfection entraîne le capitalisme et la perte des vraies valeurs. Quand on y regarde de plus près, cette pièce traite principalement de l’apparence physique et de tous les problèmes, toutes les confusions, tous les quiproquos, toute la haine qu’elles suscitent. Et tout ce que cette apparence signifie et renvoie de nous-même. Je pense que cette critique qui vise la société de ce culte physique en expansion s’adresse évidemment à la « haute classe » pour lui dire à quel point l’argent rend laid, pourrit et défigure, tandis que la classe ouvrière reste saine et vraie. Même les acteurs ici en sont le reflet, puisque les « riches » sont défigurés et les « pauvres » toujours beaux et véritables. D’ailleurs, la punition ultime du riche est de se voir déclassé, et c’est ce que subit doublement Agnelli, puisque tout le monde le croit mort, et qu’en plus il se retrouve sosie d’un de ses ouvriers, qu’il méprise profondément.

L’apparence est détruite ici, comme nous pouvons le voir et d’ailleurs, tous les tabous sont mis à jour puisque le metteur en scène nous montre des corps nus, des visages détruits, du sang, des radios. Tout ce qui est à jour est ce qui est d’habitude gardé dans la profondeur du secret, du tabou. Les fesses sont vulgarisées ici, ce masque vise à faire ressortir le fait que même la laideur s’achète aujourd’hui, croyant atteindre la beauté. Tout ce qui est montré dans la vérité est ce qui plus conventionnellement conservé dans le secret, dans les abysses, les radios montrées sur l’écran de cinéma en sont d’ailleurs la révélation. La science de mettre à jour la profondeur du secret. Mais finalement, tout cela n’est que le reflet de la vérité, puisque de nos jours les plus célèbres et ceux qui devraient être les plus respectés, comme les dirigeants politiques par exemple, sont sujets au plus grand nombre de scandales et se transforment ainsi en vedettes people, en animaux de cirque. Toute la pudeur et l’intimité est dévoilée, ici ce sont les tabous, les secrets qui sont découverts et rendus publiques.

Tout cela renvoie au sujet de l’apparence physique, donc aussi aux costumes, puisque ceux-ci sont très révélateurs de la condition sociale des personnages dans la pièce. Toujours dans une forme d’exagération, ou de vérité très marquée disons, les médecins sont en blanc, les infirmiers en vert, la classe ouvrière sous un tablier de cuisinier ou dans un blouson de cuir et les riches, voilà la morale, déguisés en pauvres, punis physiquement. La critique de cette société de classes et d’apparences est très présente au niveau des costumes et du jeu des acteurs, souvent caricatural, nous repensons notamment aux déplacements de la doctoresse, courant au ralenti dans la chambre d’hôpital.

Mais je pense que de manière plus contemporaine, cette critique de l’apparence et de la chirurgie plus précisément fait un (plus ou moins léger) clin d’œil à l’un des hommes politiques Italiens, Silvio Berlusconi. La justice est caricaturée, elle aussi, en une sorte de sorcière frigide. Mais finalement, la juge n’est pas celle qui fait appliquer la justice, tout comme le flic n’est pas celui qui résout l’affaire. L’aliénation des aides publiques : la justice se fait tirer dessus à deux reprises et n’exerce pas, tandis que le flic préfère fricoter avec la docteur dans le dos de la justice dupe plutôt que de résoudre l’affaire d’enlèvement. D’ailleurs les flics sont tournés en dérision, ils portent ici un masque représentant Michael Jackson, tout aussi refaits que les hommes politiques, tout aussi faux que les riches. Marc Prin montre ici à quel point la police a perdu en crédibilité, en justice, puisqu’elle écoute plus ses pulsions sexuelles que ses devoirs et qu’elle ressemble aux stars télévisuelles. Cet élément est déjà très présent dans la pièce, mais à l’aide de ces différents masques, Marc Prin l’actualise et nous le renvoie en pleine figure. Les « justes » sont réduis à l’état de machines sexuelles, de parfaits dupes, et plus personne ne fait son boulot, plus personne n’aide les autres. C’est chacun pour sa gueule, pour sa beauté, pour son plaisir et les plus bêtes se font éjecter (ou tirer dessus). Le pouvoir est dans les mains des plus vicieux, des capitalistes, et le bon côté de la balance se fait avoir. Voilà donc à la fois ce que dit la pièce, mais c’est surtout ce que fait ressortir le metteur en scène ici, en étant aussi franc et cru, en dirigeant des acteurs qui font abstractions des règles conventionnelles, qui jouent à toute allure, avec mille mouvements, que l’on voit se déshabiller en fond de scène, qui déshabillent l’apparence de la réalité cachée. Tout est explosif, les seringues sont énormes, comme pour dire que ce qui règne est l’anesthésie du peuple face à la gouvernance injuste et vicieuse, et les coups de fusils font sursauter, la violence calme et anéantit, elle domine la justice et l’assied. L’argent est égal au pouvoir qui l’utilise pour anesthésier et avoir les pauvres, et lorsque ceux-ci font appel aux instances de justices, la violence calme leur rébellion.

La scénographie en elle-même propose un système d’inversion de deux univers, de deux espaces, au travers des portes qui rappellent l’inversion de deux conditions sociales, donc des deux hommes, l’un ouvrier, l’autre patron. En effet, les portes, selon leur sens représentent soit l’hôpital, soit la maison de Rosa, ou encore l’univers pourrit des riches contre l’univers encore pur des pauvres. Mais cette utilisation double d’un même accessoire pour symboliser deux espaces aux antipodes l’un de l’autre révèle en réalité l’intrusion de l’un des univers dans l’autre et vis versa, ainsi que le mélange de deux catégories bien distinctes. Et c’est de ce mélange, de l’inversion d’Agnelli avec son ouvrier que naît le quiproquo et le sujet de l’histoire. Mais il ne faut pas oublier la deuxième partie de l’affaire qui est celle d’un homme machiste, trompeur et séducteur tiraillé entre deux femmes, l’une jeune et belle, l’autre plus vieille. La jeune et belle, Lucia appartient plutôt à l’univers riche (elle est « médecin »), tandis que Rosa s’ancre dans l’univers prolétaire. Il y a donc sans cesse, au travers de toutes les sous parties de cette pièce un tiraillement entre deux univers, une inversion et une intrusion perpétuelle d’un univers dans l’autre. Ainsi, une contamination des défauts d’un univers sur l’autre. En effet, le sujet de la contamination est assez présent dans cet univers médical sur représenté et très accentué. Et l’on remarque que ce mélange de « mondes » transforme les personnages, Antonio se met à agir comme son patron, à manipuler sa femme, à s’en aller vers une autre plus jeune, plus belle, à être attiré par ce monde de paillettes et de perfection, bien qu’il conserve toujours sa place chez Rosa. Et cette contamination, cet échange, ce tiraillement est symbolisé par les portes qui permettent justement aux personnages issus de l’autre monde d’entrer dans l’espace opposé. Ainsi, Rosa retrouve son amour pour Antonio dans l’univers de l’hôpital, mais finalement c’est d’Agnelli qu’elle s’éprend, de la même manière c’est par ces portes que les riches tels qu’Agnelli, le flic, la juge, la médecin entrent chez Rosa.

Le domaine du « faux » est toujours très présent et il agit comme une menace qui plane sans cesse au-dessus de la pièce, au travers de sa mise en scène Marc Prin révèle cette réalité et l’actualise. Le grand brûlé n’est en réalité qu’un mannequin que l’on trimballe dans tous les sens, que l’on maltraite alors qu’il est en soins intensifs, et lorsque celui-ci disparaît, puisque Agnelli reprend vie sous la forme d’Antonio, il est projeté en l’air et plane tout le long de la pièce au dessus des acteurs. L’apparence, le faux, le plastique et la perfection du mannequin est une menace qui plane et qui vise à nous transformer, à nous défigurer. Tant et tant que l’on croit reconnaître quelqu’un à ses mains ou à ses oreilles puisqu’il ne lui reste plus que ça de reconnaissable et que l’on se trompe. La tromperie des apparences, la domination du capitalisme, d’hommes politiques tous plus menteurs et faux les uns que les autres, voilà ce que dénonce cette mise en scène de manière contemporaine. Et ce mannequin qui plane semble dire que sous cette emprise du pouvoir capitaliste et vicieux d’aujourd’hui, nous finirons tous identiques et plastifiés, à l’image de ce mannequin. Un deuxième risque plane sur la pièce, un danger interne à l’histoire relatée, celui de la puissance politique. En l’occurrence la puissance des brigades rouges qui sont selon moi symbolisées par la voiture de couleur rouge placée en hauteur. Ce risque lié à la politique renvoie au parti pris précédent puisqu’il s’agit encore et toujours d’un certain type de politique qui aliène le peuple. À la seule différence que le communisme s’en prend au capitalisme dans le contexte de la pièce, mais qu’aujourd’hui c’est le capitalisme qui s’en prend au peuple et qui le domine.

Marc Prin utilise aussi la religion, qui est une valeur en perdition, dépassée par la consommation, pour dénoncer l’aliénation de la société. En effet, ce qu’il reste de la religion est l’aspect du rite sadique que nous retrouvons lors de la scène du repas, où le sang gicle. Et ce qui tombe à présent du ciel n’est plus Dieu, mais des journaux pour annoncer l’enlèvement de riches patrons d’industries esclavagistes. Dans cette société capitaliste même les valeurs sur lesquelles les hommes se sont construits sont aliénées. Et cette sculpture qui semble dominer, de manière spirituelle l’espace n’est absolument pas la figure de Dieu mais encore et toujours celle du patronat, de la richesse. Le nouveau Dieu des hommes est le capitalisme, les valeurs et croyances se réduisent à l’argent et au pouvoir.

Mais toutes ces dénonciations et tous ces partis pris sont mis en scène dans l’humour, le rire, le sang, la musique, la couleur… Bien que chaque élément renvoie à du sérieux et précis tout est organisé avec un certain comique tordant, toujours présent. Tout est justement fait dans le jeu, celui des acteurs qui sont à 200%. Le domaine du spectaculaire est très présent et prend un grand sens et une grande importance ici, il permet l’étonnement, le rire, le dégoût, l’attention du spectateur qui n’a pas une seconde de répit entre ce qui se passe sur l’avant-scène et ce qui se déroule en arrière plan, qui bien que moins crucial suscite sans cesse notre curiosité. Le sang, le sexe, le chant, le rire, tout cela combiné donne un résultat explosif et captivant.

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